Nous reproduisons ci-dessous une lettre ouverte adressée à Monsieur Koen Lenaerts, Président de la Cour de Justice de l’Union Européenne.
A travers le cas de Madame S., ancienne employée de la Cour de Justice, nous interpellons publiquement une institution phare de l’Union Européenne au nom de toutes les victimes d’abus dont les droits à obtenir justice et la dignité sont piétinés.
Nous n’acceptons pas que 99% des crimes sexuels restent impunis !
La Cour de Justice de l’Union européenne devrait être exemplaire dans la prévention et la sanction des abus, mais aussi dans la protection des victimes.
Pour mettre fin à l’impunité des crimes sexuels et des abus de pouvoir, nous demandons que les victimes soient soutenues dans leurs démarches, mais aussi qu’elles puissent avoir accès aux informations qui leur permettent d’obtenir justice et réparation.
Monsieur le Président de la Cour de Justice de l’Union Européenne Koen Lenaerts,
En tant qu’association luxembourgeoise de survivantes et survivants de violences sexuelles, sexistes, physiques et psychiques, nous tenons à vous faire part de notre incompréhension quant à la présence de Monsieur Miro Prek, ancien juge de la Cour, aux manifestations officielles des 2 et 3 mai 2024 marquant le vingtième anniversaire de l’élargissement de l’Union européenne à dix nouveaux états membres, parmi lesquels la Slovénie.
Nous considérons que la présence de Monsieur Prek à ces manifestations, retransmises en livestream sur le site internet de la Cour où il était visible en discussion ou à proximité de plusieurs personnes de haut rang liées à une affaire le concernant, n’est pas neutre et constitue une violence institutionnelle à l’encontre de Madame S., qui attend toujours que justice lui soit rendue.
Monsieur Prek a quitté ses fonctions de juge en septembre 2019 suite à une enquête interne. Madame S., dont il était le supérieur hiérarchique, avait lancé l’alerte en février 2019 pour des faits entre autres de violence physique, psychique et sexuelle. Ces faits avaient été rendus publics par la télévision slovène qui avait cité le nom de Monsieur Prek. L’affaire a été reprise ensuite par d’autres médias dans différents pays européens et au-delà.
Le Mémorandum de la Cour de Justice du 5 juillet 2019, que vous avez signé et dont il a été fait état dans la presse, indique que Monsieur Prek s’est engagé à ne pas se représenter à un poste de juge et qu’il est libéré de ses obligations de siéger à partir de septembre 2019. Il n’a pas fait l’objet de sanction de la part de votre institution car il a poursuivi Madame S. devant les tribunaux luxembourgeois pour diffamation, « une procédure pénale dont il convient de ne pas préjuger l’issue », indique le Mémorandum.
Vous n’êtes pas sans savoir que cette plainte pour diffamation n’a toujours pas été jugée et que, parallèlement, Madame S. a déposé devant la Justice luxembourgeoise une plainte pour violence physique, psychique et sexuelle qui est, quatre ans après son dépôt, toujours en cours d’instruction. Madame S. a déposé le 15 février 2024 un Recours devant le Tribunal de l’Union européenne car il lui est refusé d’avoir accès au dossier contenant les informations de votre enquête interne. Celles-ci lui permettraient de se défendre dans les meilleures conditions et dans des délais raisonnables, comme l’exige la Convention d’Istanbul.
En l’état actuel des procédures en cours, si Monsieur Prek est toujours présumé innocent concernant la plainte pour violences devant les tribunaux luxembourgeois, Madame S. est toujours présumée victime de ces violences et innocente quant à la diffamation.
Les faits qu’elle dénonce ont débuté en 2014. Aujourd’hui encore elle en paie chèrement le prix. Sa carrière de référendaire à la Cour de Justice de l’Union Européenne a été anéantie. Le montant des frais qu’elle continue de payer pour se défendre et faire valoir ses droits dans toutes les procédures administratives et judiciaires, grève lourdement ses finances. Elle a été poursuivie par l’Office européen de lutte antifraude pour avoir répondu en 2019 aux questions de la presse slovène concernant les faits qu’elle a subis. Tout cela ajoute des violences institutionnelle et économique aux violences physique, psychique et sexuelle qu’elle a déjà subies.
En tant qu’association de défense de victimes de violences sexuelles, sexistes, physiques et psychiques, nous estimons que la Cour de Justice de l’Union Européenne doit se montrer exemplaire dans la protection des droits fondamentaux de la personne humaine en général, et en particulier dans l’application de la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, ratifiée et entrée en vigueur au sein de l’Union européenne en octobre 2023. Cette Convention reconnaît en préambule « que la violence à l’égard des femmes est un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes ».
Par ailleurs, la toute nouvelle directive européenne sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, souligne la détermination des institutions européennes « de tout mettre en œuvre pour prévenir la violence à l’égard des femmes, notamment la violence domestique, protéger les victimes et punir les auteurs d’infractions ».
Cette lettre est diffusée aux institutions concernées et au public au titre de l’article 9 de la Convention d’Istanbul, selon lequel : « Les Parties reconnaissent, encouragent et soutiennent, à tous les niveaux, le travail des organisations non gouvernementales pertinentes et de la société civile qui sont actives dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes et établissent une coopération effective avec ces organisations ».
Le cas de Madame S. nous semble emblématique d’une culture de l’impunité à l’égard des violences dont sont en particulier victimes les femmes. Différentes sources en Europe évaluent à 10% seulement le nombre des victimes qui osent porter plainte. Un chiffre qui n’étonne guère quand on sait que 10% des plaintes aboutissent à une condamnation. 99% des agressions restent impunies !
Mettre fin à cette impunité implique le respect de la dignité des victimes et le soutien à la libération de la parole. Nous vous demandons, monsieur le Président, d’agir pour que la vérité ne soit pas entravée et que la justice puisse enfin suivre son cours, alors que les délais raisonnables ont déjà été dépassés.
En vous remerciant par avance de la bonne suite que vous donnerez à cette lettre et de nous en tenir informées, veuillez agréer, Monsieur le Président, nos salutations distinguées.
La Voix des Survivant(e)s Asbl