“Quelles sont nos armes face à la guerre invisible qui se déroule derrière les murs?”

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Suite au succès de la pétition 3409 de l’association La Voix des Survivant(e)s sur sa “Proposition de réformes pour lutter contre les violences fondées sur le genre et leur impact sur les enfants co-victimes”, un débat public a eu lieu mercredi 2 juillet 2025 à la Chambre des députés, en présence des ministre de la Justice, Elisabeth Margue, et de l’Egalité des genres et de la Diversité, Yuriko Backes. A cette occasion,  la présidente de l’association, Ana Pinto, a prononcé un discours vibrant que nous reproduisons ici:

Mesdames les Ministres, monsieur le Président de la Chambre, chers Députés, chers tous qui êtes présents ici ou qui nous regardez en ligne,

Je suis ici aujourd’hui, en tant que fondatrice et présidente de l’association La Voix des Survivant(e)s, accompagnée par les membres du Groupe Justice qui ont travaillé sur notre proposition de réformes. 

Nous nous tenons devant vous pour tous ceux qui ne peuvent plus parler. Pour ceux dont la vie a été volée et brisée. Pour les enfants qui ont grandi avec la peur dans les yeux, écrasés par le poids du silence. Combien de personnes, en ce moment même, sont assises dans une pièce, seules, sans espoir, sans aide ?

Nous ne parlons plus de statistiques. Nous parlons de vérités qui font mal. D’enfants qui ne jouent plus. De femmes qui ne vivent plus. D’hommes brisés par la honte et la violence. Des familles entières qui s’effondrent parce que la loi est trop lente, la justice trop froide, et que nous fermons tous les yeux.

En novembre 2023, nous avons marché entre Esch-sur-Alzette et Ettelbruck pour briser le silence autour des violences sexuelles, sexistes, physiques et psychiques.

Des femmes, des hommes et des enfants nous ont rejoint sur la route. Ils ont témoigné de leurs histoires, de leurs espoirs, de leurs idées, de leur détermination à faire respecter les droits humains au Luxembourg.

Toutes ces voix, et celles que nous avons recueillies depuis, nous ont donné la force de nous mobiliser pour réfléchir à des solutions.

Nous avons rédigé 57 propositions de réformes. Nous n’avons rien inventé : nous avons analysé minutieusement les lois d’autres pays et sélectionné celles qui offraient une meilleure protection.

Notre objectif est simple : la défense de la dignité de toutes les personnes confrontées à la violence. Quel que soit leur genre, leur âge, leur origine ou leur statut social.

Parce qu’un enfant protégé aujourd’hui, c’est un être humain qui pourra guérir demain.
Parce qu’une femme sauvée aujourd’hui, c’est une famille qui pourra exister demain.
Parce qu’une loi forte aujourd’hui rendra ce pays plus sûr demain.

Les responsables politiques et la société dans son ensemble doivent avoir le courage de regarder les violences sexuelles, sexistes, physiques et psychiques pour pouvoir les combattre.

Une maman nous a confié une lettre écrite par sa fille à l’élève qui l’a violée à l’âge de 14 ans. Je vais vous en lire un court extrait :

“Chaque jour, chaque heure, chaque minute ; il n’y a pas une seconde qui passe sans que j’ai l’impression que tu sois là à mes côtés en train de m’agresser encore et encore.

Tu es là, les images de cette nuit en bas dans les toilettes me reviennent constamment à chaque fois que je ferme les yeux.

Je vois flou / noir et revis cette scène encore et encore.

Ma respiration s’accélère jusqu’à ce qu’elle se bloque.

J’ai peur de croiser un homme.

J’ai l’impression qu’ils sont tous comme toi, […] qu’ils vont m’agresser.

Je finis à chaque fois en sanglots, me demandant pourquoi tu as fait ça et pourquoi j’ai été tellement impactée.

Tu m’as simplement gâché ma vie. Je n’arrive plus à profiter de quoi que ce soit, je suis constamment angoissée et j’ai un blocage.

Si seulement j’étais la seule touchée par cette histoire mais ce n’est pas le cas. En faisant ce que tu as fait, tu as fait énormément de mal à ma famille, mes amis, mon entourage. […] Ils ont peur et peut-être pitié.

Se dire qu’on pourrait tout arrêter, que tu pourrais disparaître à jamais. »

Éloïse a mis fin à ses jours à l’âge de 17 ans. 

Sa maman et sa sœur sont présentes dans les tribunes aujourd’hui. Nous tenons à les remercier pour leur confiance et le courage dont elles ont fait preuve en partageant ce moment avec nous. 

Les derniers mots d’Eloïse expriment son désespoir, comme celui de tant d’autres victimes. Il existe de nombreux suicides dits forcés, mais ils ne sont pas reconnus comme tels.

Au Luxembourg, chaque année, de nombreux cas d’abus contre des enfants sont signalés. Mais qu’en est-il de tous ceux qui ne parlent pas ? Pour comprendre l’ampleur du fléau, nous exigeons la mise sur pied au Luxembourg d’une Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, à l’instar de la Ciivise en France.

Chaque jour, ici, dans notre pays, des femmes, des enfants, des hommes vivent dans la peur et dans la honte. Pas de l’autre côté de la planète, pas dans une réalité lointaine. 20% des femmes subissent chez nous des violences au cours de leur vie. 17% des hommes.

Et les agresseurs ?

Combien continuent à vivre libres, parfois sous le même toit que leurs victimes ? Protégés par des procédures trop lentes et coûteuses, par une législation trop faible et souvent mal appliquée.

La violence engendre la violence : plus tard dans leur vie, des enfants qui ont été agressés seront plus susceptibles de devenir eux-mêmes des victimes ou des auteurs d’actes violents. À cet égard, une justice efficace a une fonction préventive qui peut briser le cycle de la violence.

Mesdames les Ministres, mesdames et messieurs les députés, vous êtes les représentants de la Nation, les garants de nos droits fondamentaux. 

Or dans notre pays:

les services sociaux de la justice mettent une enfant de dix ans dans la position d’envoyer ou pas son père incestueux en détention préventive [1] ;

un violeur de quatre fillettes est condamné à huit années de prison AVEC SURSIS [2];

un tiers des plaintes des victimes de violence domestique sont classées sans suite[3] ;

des médiations sont ordonnées dans des cas de violences intrafamiliales, même si c’est interdit par la Convention d’Istanbul[4] ;

un parent violent peut conserver la garde de son enfant [5];

des victimes doivent choisir entre la justice et leur survie financière[1] ;

la parole de victimes, y compris d’enfants, n’est souvent pas crue[2] ;

des victimes sont poursuivies par ceux qui devraient les protéger dans leurs entreprises, pour être réduites au silence.[3]

En Europe, seul un viol sur 100 débouche sur une condamnation [4];

Je vais vous lire les propos de la ministre allemande de la Justice, Dr Stephanie Hubig :

« Quiconque bat son partenaire doit s’attendre à ne plus pouvoir voir son enfant. Ou seulement en présence d’un accompagnant. »

Dans notre pays, le partenaire violent bénéficie toujours d’un droit de visite et d’hébergement, au nom du soi-disant intérêt supérieur de l’enfant. Si le parent protecteur tente de protéger son enfant, il va être accusé d’aliénation parentale, une théorie infondée, et menacé de placer l’enfant en famille d’accueil. Du coup, le parent protecteur garde le silence.

Mais est-ce vraiment dans l’intérêt supérieur de l’enfant ?

Chaque victime a le droit fondamental d’être protégée. Vous avez le pouvoir d’agir. 

Le Luxembourg en a-t-il les moyens ?

Nous venons d’apprendre que le budget de la défense militaire de notre pays va être doublé et atteindra 5% du Revenu National en 2035. Mais quelles sont nos armes face à la guerre invisible qui se déroule derrière les murs dans nos maisons, dans nos entreprises, dans nos écoles, dans nos lieux de culte, dans nos services sociaux… ?

Ces violences ont un coût. L’Institut européen pour l’égalité entre les femmes et les hommes a estimé le coût des seules violences domestiques au Luxembourg à 500 millions d’euros en 2021. Le montant est certainement beaucoup plus élevé si on prend en compte toutes les formes de violence de genre.

Nous appelons à une intensification massive des campagnes de sensibilisation et de prévention, à tous les niveaux, contre les violences sexistes et leurs conséquences sur les enfants, co-victimes. Cette action doit être menée non seulement par des personnes diplômées d’universités reconnues dans ce domaine, ce qui est évidemment important et positif, mais aussi par celles qui ont subi des violences.

Nous exigeons des « outils » législatifs et des moyens pour la Justice :

nous appelons à la création d’un Tribunal spécialisé pour les violences fondées sur le genre et leur impact sur les enfants co-victimes, sur le modèle espagnol ;

nous vous exhortons à garantir le recrutement de personnel suffisant, formé et spécialisé ;

nous demandons la pénalisation du contrôle coercitif et de l’instrumentalisation des enfants dans ce cadre ;

nous vous demandons de faire reconnaître par la loi qu’un enfant témoin de violences intrafamiliales est un enfant victime;

nous exigeons un renforcement du Centre national des victimes de violence qui offre les plus hauts standards de protection, à la hauteur du modèle de notre proposition.

Notre société a besoin d’une Justice qui permette aux victimes de se reconstruire. Vous avez le pouvoir de leur rendre leur dignité.

Si ce n’est pas vous, qui ?

Si ce n’est pas maintenant, quand ?

Nos 57 propositions sont un chemin pour y parvenir. Alors, nous vous demandons aujourd’hui un engagement concret : 

porter nos propositions comme base de travail dans vos commissions parlementaires pour voter les réformes ;  

afficher dès à présent une échéance pour leur adoption en urgence. Il est plus que temps. La directive européenne en matière de lutte contre les violences de genre vous fixe un ultimatum à juin 2027.

Les victimes doivent être associées officiellement à ce processus en tant qu’experts. 

L’association La Voix des Survivant(e)s  est prête à poursuivre le travail avec vous. Qu’en est-il de votre côté ?

MOT DE CONCLUSION

Mesdames les Ministres, chers Députés,

Nous ne voulons pas repartir d’ici comme d’habitude, avec un merci et une poignée de main. Non, pas cette fois. Nous voulons repartir d’ici avec un plan clair, un calendrier, et des Députés qui défendront nos propositions devant les commissions compétentes ! 

Ne détournez pas le regard. Notre proposition de réformes, sur laquelle nous travaillons depuis un an et demi, ne doit pas disparaître dans un tiroir. Nous vous demandons de nous prendre avec vous pour avancer. 

Car le désespoir, les larmes et les vies brisées que nous représentons ici sont plus que concrets. Leurs voix ne crient pas, elles saignent.

(Témoignages lus par les membres du groupe Justice)

“Je m’en suis voulue à mort d’avoir retiré ma première plainte après son attaque au couteau. Car c’est devenu encore pire après. J’ai refait une plainte car il n’arrêtait pas de me suivre, de m’envoyer des messages, de se poster devant chez moi, d’escalader mes clôtures pour venir m’espionner la nuit. Les preuves étaient sur tous les messages que j’ai donnés à la police. Il a été appelé et entendu. Évidemment, il a nié. Malgré les photos et les messages. Plainte classée sans suite.”

“J’ai eu le courage de dénoncer une personne puissante et je me trouve, six ans après ma première plainte, encore en phase d’instruction: classement sans suite rapide, ordonnances d’irrecevabilité, 45 heures d’interrogatoires et auditions (toutes procédures confondues), expertise psychiatrique, impossibilité de me constituer partie civile pour pouvoir témoigner, poursuivie pour avoir parlé à la presse, poursuivie en diffamation, dans deux pays. Plus de 300.000 euros de dommages matériels, dont plus de 130.000 euros de frais d’assistance juridique et technique, 10 ans de vie détruite. La sensation que je reste victime de cette personne avec la complicité des pouvoirs publics.”

“Parfois, je me demande s’il était plus facile d’être violée et battue que de dénoncer ma situation. Une assistante sociale du parquet luxembourgeois m’a convoquée.  Quand je lui ai dit qu’il m’avait violée, elle s’est mise à rire. Elle a dit “désolée, je sais que ce n’est pas drôle” et elle a continué à rire de tout ce que je disais. La peur de ne pas être crue reste là. Pour se sentir “survivant”, on a besoin d’être cru, d’être reconnu comme victime. » 

«L’enfant est un jouet, une marionnette, un trophée… J’ai tellement à raconter sur les méthodes du SCAS, du JAF et de la jeunesse. C’est épouvantable ce qui se passe et comment les rapports sont rédigés. Les enfants n’ont plus de droits. »

“Mes enfants ont été placés à cause d’un rapport faussé du SCAS et je ne peux rien faire. Je suis au fond du trou, je ne trouve plus de sortie. Pour être sincère, j’aurais besoin de tout. D’un miracle surtout. »

“2024. Elle avait à peine 4 ans. Elle a dit à sa maman que sa Joffer avait mis ses doigts dans ses parties intimes. Que c’est pour ça qu’elle avait mal. Sa mère l’a crue. Mais à l’audition, le policier a remis la parole de la petite en question. Il  ne l’a pas crue. Il a dit à sa mère : “Madame, vous lui avez sûrement mis des idées dans la tête en lui demandant si quelqu’un l’avait touchée”.

Mesdames les Ministres, chers Députés,

Ce ne sont là que quelques témoignages recueillis par notre association au cours de la seule année écoulée.

Aujourd’hui, nous souhaitons repartir avec du concret. Aussi concret que les cercueils blancs de jeunes filles, de femmes, d’enfants et d’hommes assassinés ou poussés au suicide. Aussi concret que les diagnostics de cancer, les dépressions, les troubles de stress post-traumatique complexes que nous voyons chaque semaine, chez ces hommes et ces femmes qui nous appellent ou nous écrivent. Ce sont les conséquences directes des violences subies par ces personnes. Les violences sexistes laissent des cicatrices profondes, tant physiques que psychologiques, qui se manifestent par des maladies et des problèmes majeurs et durables.

L’association LVDS est prête à travailler avec vous. Ensemble, au sein d’une commission, mais êtes-vous prêts à parcourir ce chemin avec nous ?

Faites-le pour toutes les “Eloïse” qui sont encore des enfants, qui ont encore de l’espoir dans les yeux, pour toutes les femmes et tous les hommes qui croient encore en vous.

Après le débat public, les députés ont voté une résolution : le texte « Proposition de réforme intégrale et organique pour lutter contre les violences fondées sur le genre et leur impact sur les enfants co-victimes » sera soumis aux commissions parlementaires compétentes pour examen.

Sources et références

[1] Interview du procureur adjoint David Lentz à la radio 100,7 en date du 3 juin 2025, suivie de ses propos publiés le 5 juin dans le Luxemburger Wort. 

[2] Affaire Liv

[3] Rapport annuel du Tribunal d’arrondissement

[4] Témoignage LVDS

[5] Témoignage LVDS

[6] Témoignage LVDS

[7] Témoignage LVDS

[8] Témoignage LVDS

[9] Grenelle des violences en France

Un document intitulé « Pourquoi le pouvoir judiciaire ne remplit pas sa fonction préventive ou opère une revictimisation secondaire / Sursis, peines insuffisantes, acquittements : exemples de jugements problématiques » a été mis à la disposition des députés et des ministres après le débat public.

Le texte de nos 57 propositions de réforme est disponible ici.

La vidéo du débat public peut être visionnée ici.  

Avant le débat public, une réunion des membres de l’association et des sympathisants a eu lieu devant la Chambre des députés, autour de l’exposition BRISONS LE SILENCE.

(Photos : Anthony Pinto / LVDS / Chambre des députés)